Amour de soi | Mieux-être

Christian BOBIN | La fatigue.

Photo par Lechon Kirb sur Unsplash

Extraits de
Une petite robe de fête

Éditions Gallimard (1993)

À quoi reconnaît-on les gens fatigués. À ce qu ‘ils font des choses sans arrêt. À ce qu’ils rendent impossible l’entrée en eux d’un repos, d’un silence, d’un amour. Les gens fatigués font des affaires, bâtissent des maisons, suivent une carrière. C’est pour fuir la fatigue qu’ils font toutes ces choses, et c’est en fuyant qu’ils s’y soumettent.

Le temps manque à leur temps. Ce qu’ils font de plus en plus, ils le font de moins en moins. La vie manque à leur vie. Entre eux-mêmes et eux-mêmes il y a une vitre. Ils longent la vitre sans arrêt. La fatigue se voit sur leurs traits, dans leurs mains, sous leurs mots. La fatigue est en eux comme une nostalgie, un désir impossible.

Ils vont comme Perceval, comme le jeune homme séparé de sa mère, d’une plaine à une rivière, d’une rivière à une montagne, d’une montagne à une plaine. Qu’est-ce qu’il cherche Perceval. Il ne le sait même pas, il ne l’a jamais su, il prend à peine le temps de dormir dans des châteaux déserts à son réveil, il va d’une aventure à l’autre et puis un jour il trouve: une oie cendrée passe au ciel gris, la flèche d’un chasseur l’atteint sous une aile, trois gouttes de sang tombent sur la neige.

Perceval descend de cheval, s’approche et se penche, regarde les trois taches de sang rouge sur la neige blanche. Regarde et regarde. Des heures et des heures. Dans leur forme, dans leur teinte, dans le jeu entre elles, les trois gouttes de sang lui disent quelque chose, lui rappellent le visage d’une jeune femme, lui révèlent combien il a aimé ce visage en le voyant, combien grande était son ignorance de l’amour qui venait, à l’instant même où il venait, de ce visage sur fond d’enfance, sur toile de neige.

Il ne bouge plus. La fatigue n’a plus de prise sur lui, elle sort de lui, elle ne sait plus y rentrer puisqu’il n’est plus en lui-même, puisqu’il n’est plus qu’en cet amour de loin, puisqu’il n’est plus que sa propre absence dans l’amour seul régnant. À quoi reconnaît-on ce que l’on aime. À cet accès soudain de calme, à ce coup porté au cœur et à l’hémorragie qui s’ensuit; une hémorragie de silence dans la parole.

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© Christian Bobin | ChristianBobin.fr
UNE PETITE ROBE DE FÊTE (1993)

Chères lectrices, chers lecteurs, Prenez avis que ce texte a été publié pour l’intérêt informatif qu’il représente en lien avec le thème abordé sur ce blogue. Bien que je sois vigilante quant à la crédibilité de sa source, votre discernement doit prévaloir en tout temps. Utilisez-le. Votre hôtesse, Andree Boulay.

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