
Extraits de
Éditions Livre de Poche (2007)
« N’oublie pas les chevaux écumants du passé »
S’il n’est pas souhaitable de bâtir une civilisation de l’amour, il m’apparaît néanmoins enivrant de participer à une campagne secrète de contagion… L’espoir d’un monde de justice et de compassion est notre dignité et nous honore.
Manès Sperber¹ l’exprime ainsi dans ses mémoires: « Rien sur terre n’a davantage marqué ma pensée, ne m’a davantage bouleversé que cette idée que j’ai rencontrée un jour sur mon chemin que le monde ne peut pas rester ce qu’il est, qu’il peut devenir meilleur et qu’il le deviendra. »
C’est le rêve messianique. Il est puissant. Et pourtant il fait courir le risque – en tenant les yeux rivés sur l’avenir – de piétiner le présent.
Pour le père Boulad², cette ère messianique a déjà commencé: « Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le malheur, l’inégalité, la misère d’autrui laissaient nos ancêtres grosso modo indifférents. De nos jours, la sensibilité et la responsabilité collective se sont intensifiées comme en témoignent la multiplication des ONG et des initiations solidaires surgies partout. » Et pourtant il n’échappera à personne que l’effervescence active n’est pas l’entière réponse.
Voilà dix ans, à Dharamsala, un moine qui parlait un peu l’anglais me récita ce texte et me le griffona sur un chiffon de papier. Je l’ai entre les mains.
« J’avais soif et faim d’absolu.
J’ai quitté le monde pour sauver les créatures. J’ai quitté le monde pour atteindre l’illumination. J’ai quitté mon père et ma mère et les miens.
J’avais soif et faim d’absolu.
Puis j’ai compris que je ne serais apaisé que si j’apprenais à aimer aussi la saleté, la poussière et les passions. Il est facile de se révolter contre la réalité. Il est plus difficile de la vivre.
Aussi, je suis revenu dans le monde. »
Nous sentons bien au fond de nous-mêmes que nous ne pourrons pas bâtir un monde qui serait bon et généreux face à l’autre, le démoniaque. Aucune stratégie ne nous sauvera.
Nous sentons bien qu’il faut plonger – plonger dans le marasme, dans la souffrance, dans le chaos, dans l’injustice, dans le manque – et que c’est ce « salto mortale » – ce suicide – qu’on appelle l’amour.
« Je suis revenu dans le monde »…
Nous sentons bien qu’aussi longtemps que nous voulons de toutes nos forces changer ce monde, il nous résiste férocement, il se refuse. « J’ai tout fait pour… J’ai mis tout mon engagement à… Pendant des années et des années »…
Aucune entité vivante – et le monde en est une – n’aime l’énergie tranchante et bien intentionnée du réformateur. N’en est-il pas de même pour ces fils, ces parents… que … nous voulons voir changer?
Sans doute avons-nous parfois raison de souhaiter de toutes nos forces les voir quitter leurs habitudes destructrice. Mais il y a là un mécanisme secret. « Le changement ne s’opère pas par la volonté », seulement lorsque le hiatus de l’acceptation permet une profonde respiration. Je m’incline devant ce qui est – ce qui est advenu –, ce qui est devant mes yeux, né d’une longue croissance apparemment défectueuse (apparemment?) ou secrètement signifiante. Une fois que j’ai reculé d’un pas, renoncé à imposer ma volonté, un déclic secret a lieu: une porte s’ouvre. Toute entité vivante « veut être honorée », invitée à retrouver sa fluidité, son aptitude au changement, et non pas forcée, fracassée comme un tiroir-caisse.
« Je suis revenu dans le monde »…
Non plus pour le changer mais pour l’aimer.
« L’amour excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. » (Lettre aux Corinthiens, XIII,7).
L’amour n’a ni bonne ni mauvaise intention. Il n’a pas d’intention du tout. Il commence là où fini tout jugement, où finit la peur.
Notre plus grande peur est la peur d’aimer. Toute souffrance a commencé par l’amour; l’amour bafoué, renié, ignoré. L’abandon ou les cris dans une chambre d’enfant.
Si c’est cette peur qui nous fait souhaiter construire un univers où nous n’aurons plus peur – ou régnera une atmosphère de sécurité –, alors l’impulsion créatrice n’est pas la bonne. Si c’est la peur qui nous fait rêver d’un monde sans violence, nous y programmons aussitôt la violence.
« Qui préfère la sécurité à la liberté aura vite fait de perdre les deux. » Benjamin Franklin.
Il faut sortir de l’illusion sécurisante.
L’amour, par nature, met en danger. L’amour nous emporte au large, loin des estuaire et des ports de plaisance. Il décoiffe les anxieux, les créatifs, les inquiets.
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¹ Manès Sperber (1905-1984). Source | Wikipédia
² Henri Boulad (1931-2023). Source | Wikipédia
© Christiane Singer | Sur les traces de Christiane Singer
N’OUBLIE PAS LES CHEVAUX ÉCUMANTS DU PASSÉ (2007)
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